ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
réalisé par Clara Bruet et Nathan Kinsola
Pourquoi s’engager sur un documentaire autour de la mort ?
Je crois que c’est la série Six Feet Under qui m’a rapproché de ce sujet. Derrière tout ce que soulève la série, je me suis rendu compte que peu de chose autour de cette thématique existe sur le terrain documentaire. Et puis il y a eu aussi le souvenir de la mort de mon grand-père et des pratiques de l’époque où le défunt restait dans son salon durant plusieurs jours, ce qui aujourd’hui n’est plus le cas.
C’est à ce moment là qu’est née mon envie de film.
Comment avez vous rencontré vos deux personnages ? Qu’est ce qui vous a intéressé chez eux ?
J’ai envoyé une cinquantaine de lettres et je n’ai reçu que 3 ou 4 réponses. Le regard que porte les médias sur cette profession a sûrement du être un frein à ma démarche. Finalement deux personnes m’ont intéressées : Jean-Pierre Comtet et Pascal Malherbe.
Les deux avaient un profil qui pouvaient me permettre d’écrire Le domaine. L’âge dans un premier temps : tous les deux vont, à plus ou moins longue échéance, vendre leur entreprise. Puis, le fait qu’ils n’aient pas d’enfants dans un second temps. Ils n’allaient pas pouvoir transmettre leur entreprise. De ce fait, le film pouvait prendre la forme d’un « testament » imaginaire.
Au delà de ces éléments propres au quotidien, les deux protagonistes sont complémentaires par le regard qu’ils portent sur leur profession. Je savais qu’il allait me falloir passer d’une entreprise à une autre, d’une idée à une autre. Eux étaient capables de symboliser, d’incarner deux courants de pensées.
Dans cet environnement mortuaire, comment trouver la bonne distance dans la relation filmeur / filmé ?
La mort dans un film de fiction n’est pas la même que celle que j’allais devoir filmer. Chaque corps porte une « vérité » tangible qui fait écho à la mort que nous appréhendons tous au quotidien. Il s’est alors posé la question de savoir comment filmer ces corps qui peuvent nous rappeler quelqu’un de cher.
J’avais constamment à l’esprit la sensibilité du spectateur. Je n’ai donc pas filmé les corps en entier. Il fallait de plus que je reste concentré sur mon sujet : ceux qui travaillent avec la mort. Ce sont les professionnels du funéraire qui m’ont guidé. Je les regardais être au milieu de la douleur et je prenais conscience de la distance qu’ils gardaient lors des cérémonies. J’ai appliqué la même méthode. Une caméra qui effleure mais ne touche pas, une caméra qui s’accroche à la vie et non à la mort. Elle devait construire le hors-champs (sonore et visuel) que chacun allait pouvoir investir.
Comment avez vous mis en scène les espaces de paroles ?
Pour que mon film puisse faire émerger ce qui est, ce qui a été et ce qui sera, j’avais besoin de créer des espaces de paroles.
Pour Le domaine, j’ai mis en place un dispositif en « duo » afin d’établir un dialogue entre deux personnages.
Prenez l’exemple des deux femmes thanatopractrices qui font un soin. Elles ont l’habitude de travailler ensemble et je les avais déjà entendu parler de la condition de la femme dans leur travail. Je n’avais jamais pu filmer ces échanges souvent bref, autour d’un café ou lors d’une pause. C’est pourquoi je leur ai demandé d’avoir cet échange, lors d’un soin.
Il y a aussi la scène de Niels et Pascal Malherbe dans le cimetière. En mettant en place cette scène, je cherchais à avoir un échange autour du passé, du présent et du futur de la profession entre un jeune, tout juste entré dans le milieu et un homme qui lui est ici depuis longtemps, qui est issu de ce milieu. Sans rien leur dire, dès qu’ils ont commencé à discuter, j’ai compris que les choses allaient dans mon sens.
J’ai su ensuite qu’elles iraient au delà.
Pourquoi Le domaine ? Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce titre ?
Quand j’ai commencé les repérages il y a 7 ans, les gens me parlaient de leur métier en disant : « Dans le domaine on fait ci, dans le domaine on fait ça » Tout en sachant qu’ils parlaient de leur environnement professionnel. J’ai pensé que cela pourrait être un très bon titre pour le film.
Il me permettait de lier les deux entreprises en une seule. Il représentait pour moi la maison de Edward aux mains d’argent. Cette maison où tous les fantasmes pouvaient prendre forme. Avec Le domaine, j’avais envie de franchir cette grille qui entoure nos tabous autour de la mort. Pascal Malherbe et Jean-Pierre Comtet étant alors les maîtres du domaine.
Le titre permet ainsi d’effacer les frontières entre tous les corps de métiers, propre au milieu des pompes funèbres.
Ce n’est qu’à la fin que la nécessité d’un sous-titre s’est fait ressentir pour permettre de comprendre dans quel domaine on mettait les pieds : Là où la mort n’est pas taboue.
Peut-on dire que Le domaine est plus porté sur l’aspect philosophique de la mort que sur la technique propre au métier évoqué ?
Au départ, il y avait l’envie d’aller vers un univers peu exploré. Puis je me suis rendu compte qu’en filmant la technique je filmais ce que nous avions délaissé ; Le domaine devenant un « miroir » de notre société. Il est devenu philosophique avec le temps.
J’avais besoin de la parole pour mettre en perspective les images que je filmais. Pascal Malherbe et Jean-Pierre Comtet m’ont permis d’apporter à la fois un regard sur des pratiques méconnues, souvent taboues et sur ceux du monde du dehors. Ce n’est pas juste un film en immersion, c’est aussi une réflexion. C’est cet entre-deux que j’affectionne tout particulièrement quand je fais un film.
N’aviez-vous pas peur de choquer ?
C’est un peu la question du « tabou » qui est au centre de ce film. Quand on filme un mariage on ne se demande jamais pourquoi il y a autant de caméras, d’appareils photos. Quand on voit une caméra lors d’un enterrement, on se demande ce qu’elle fait là. On est en France. La mort y est encore très connotée, controversée. Quand on veut que les spectateurs restent jusqu’au bout d’un film il ne faut pas choquer… Du moins pas les 30 premières minutes. Le domaine accompagne le spectateur pour lui permettre de voir ce qu’il ne veut plus voir. Il se construit autour de sas afin que chaque moment puisse être vécu, non pas comme un choc, mais comme une ouverture vers quelque chose d’enfoui, oublié, occulté.
L’univers que vous montrez est-il naturellement cinématographique ?
Je dirai même totalement cinématographique. C’est le bonheur pour quelqu’un qui veut faire un film. Il y a déjà le décors, les personnes, les costumes, les émotions… Mais cela ne fait pas tout car il faut garder à l’esprit la place du spectateur.
Je ne pouvais pas filmer en plan large dès qu’il y avait un corps présent, ni filmer frontalement la douleur. J’avais constamment cette petite voix qui me disait qu’il n’était possible de faire « ça » ou « ça » car ça n’allait pas être montrable. Il y a donc un univers naturellement cinématographique qu’il a fallu contraindre, circonscrire, maîtriser. La relation au réel prenait ici toute sa puissance et ses limites.
La musique originale du film est très marquante. Pouvez-vous nous en parler ?
Dans ce film, le son a été problématique car il a fallu faire attention à la force imaginaire des sons : « blurp », « slurp », « blang » alors que le spectateur allait être en présence d’un corps. Chaque son prenait une disproportion émotive qu’il fallait contrôler.
La musique s’est construite bien en amont du film. Elle devait donner la possibilité de porter mon regard sur ce monde du funéraire.
Il y avait donc un univers à créer et c’est ce que nous avons développé avec Jérémie Elis. Nous avons d’abord cherché autour du piano, puis il est venu avec un son de guitare. En l’entendant j’ai tout de suite su que l’on tenait le bon tempo, l’âme du film.